Cherchez l’épingle !
Dans mon premier poste en 1996, j’étais responsable de production dans une usine d’emballages alimentaires. J’ai eu la chance au bout de quelques mois de démarrer une ligne de cisaillage de nouvelle génération : vitesse augmentée de 180 à 200 coups minutes, capacité d’utiliser des bobines de métal de 15 tonnes, au lieu de 9 tonnes auparavant, réglages automatisés, table de contrôle en ligne. L’idéal pour un jeune ingénieur qui veut faire ses preuves dans l’industrie !
Mais les premiers temps, nous avions beaucoup de mal à atteindre le niveau de production attendu, c’était même beaucoup moins qu’avec l’ancienne ligne, malgré toutes les innovations apportées. Très vite j’ai été sous pression avec mes équipes, car c’était la seule ligne à alimenter les autres ateliers de l’usine, que nous mettions régulièrement en rupture. J’ai d’abord accusé la mauvaise volonté des opérateurs – il est vrai que certains n’étaient pas d’accord sur la nouvelle organisation, et me l’exprimaient vigoureusement. Mais les faits et les chiffres ne permettaient pas de confirmer cette opinion, toutes les équipes avaient du mal à remplir leurs objectifs. Puis j’ai accusé la maintenance, et le service industrialisation qui avait installé la machine. Pas plus d’efficacité, j’étais découragé.
Le problème le plus pénalisant que nous observions était le suivant : la ligne s’arrêtait brusquement, très souvent, sans raison apparente. Ces micro-arrêts, comme on les appelle, faisaient perdre du temps aux opérateurs pour redémarrer, créaient aussi des rebuts, des problèmes qualité. Les opérateurs étaient énervés car à quoi bon investir dans une machine plus rapide si elle s’arrête en pleine vitesse ?
Un vendredi soir vers 19h, c’était la crise : la machine était dans une de ces phases d’arrêts répétitifs, et il fallait absolument sortir des feuilles cisaillées sinon les ateliers allaient être en rupture. Machines et personnel l’arrêt toute la nuit et le week-end, c’était impensable ! Nous nous sommes retrouvés alors l’électricien et moi autour de la machine avec les opérateurs. Nous nous sommes mis à analyser ensemble la situation, ce qui n’était pas du tout dans nos habitudes, chacun réfléchissant plutôt de son côté, comme nous avions toujours appris à le faire, que ce soit à l’école, à l’usine ou l’atelier. Mais là c’était vraiment la crise, on voulait tous rentrer chez soi et en finir avec ce satané problème ! Chacun sentait aussi confusément qu’il était en limite de compétences, sans trop oser l’avouer. L’électricien nous a dit qu’il pensait que c’était d’origine électrique, mais sans savoir d’où ça venait. Alors un opérateur nous a montré un moteurs qui faisait un bruit particulier au moment des arrêts. Sur le moteur une plaque, avec un numéro de téléphone dans le Massachussets, aux Etats-Unis. J’ai appelé et un technicien a diagnostiqué à distance notre problème : les fibres optiques créaient de micro-ruptures, ça arrivait souvent d’après lui, il fallait solidement les attacher. Plus solidement que les fils électriques qui étaient utilisés pour l’ancienne machine. Thank you good bye. Le lendemain matin opération commando pour refixer les fibres optiques, la productivité de la ligne a plus que doublé en quelques jours.
Le philosophe Alain écrivait au début de siècle dernier *: quand un bébé pleure, avant de faire de la psychologie, de mettre en cause son caractère ou sa mauvaise volonté, cherchez l’épingle qui le pique.
* « Propos sur le bonheur », éditions folio essais, p13
Publié dans la Catégorie Analyse des causes racines - 5 octobre 2012